Gilbert Gatoré

Pas seule…

1.
En même temps qu’elle s’est installée dans cet atelier, un être invisible s’y est glissé. A moins qu’il y ait toujours vécu et en soit en fait le véritable pensionnaire. Il est là, avec elle, au milieu de l’amas de cadres, de pots de peinture et de pinceaux. Il est là, autour d’elle, dans les taches qu’elle fait sur le sol et dans l’air piquant qu’elle respire. Il est là, en elle, dans le souffle qu’elle retient pour juger son dernier geste et dans l’ombre de sa main qui s’avance pour reprendre, accentuer, diluer, étaler, verser ou caresser. Je le vois. J’aimerais lui demander de lever un instant les yeux de ses toiles, lui montrer qu’elle n’est pas seule. Mais je crains qu’elle prenne peur. Alors je me tais.


2.
Notre rencontre, il y a quelques années, fut trop furtive pour me permettre de la considérer comme une amie. Pas plus que les deux ou trois coups de fil et courriels qui ont suivi cette soirée. Je ne la connais pas et elle ne me connais pas. Pourtant elle m’a confié la tâche de trouver les mots de sa peinture. Et j’ai accepté. Au moment de franchir la porte de son atelier, l’idée se fait claire alors : ce n’est pas elle qui m’a invité.


3.
Elle ne sait pas parler de ce qu’elle fait. Peindre semble être pour elle “faire” plutôt que parler. Ainsi, à toutes mes interrogations elle répond d’abord qu’elle ne sait pas, avant de réfléchir et d’avancer une réponse, plusieurs heures plus tard souvent. La peinture n’est-elle que le masque de cette incapacité à parler, le subterfuge par lequel elle parvient à ne pas être totalement à côté du monde, d’elle-même? En l’imaginant ainsi elle me paraît un personnage plus qu’une personne : irréelle, déphasée, étonnante. A l’heure où tout doit être soluble dans le système numérique, c’est-à-dire immatériel et instantané, comment accepte-t-elle d’être peintre? Comment supporte-t-elle l’imperfection des couleurs, l’imprécision du pinceau, la longueur des temps de sèchage, l’encombrement des toiles?

4.
La pensée psychanalytique nous a habitués à nous méfier de nos propos et de nos gestes les plus spontanés. Elle nous a appris à y soupçonner toujours l’insistance d’une vérité qu’aucun langage raisonné ne sait dire. Nous vivons ainsi soumis à la contradiction permanente du vrai et du faux, de l’ordre et du chaos. Les gestes qu’elle fait, à défaut de parler, semblent jaillir directement de cette menace du faux et du chaos. En fait, ce n’est pas de peindre qu’il s’agit mais de lutter, contre ce faux, contre ce chaos; fuir les clichés qui réduiraient tout son effort à un inutile bavardage; se jeter toute nue en soi-même et contre soi-même. Chaque fois qu’elle applique son pinceau contre la toile, elle doit éviter tout ce qui est déjà “menace” sur la toile, se rendre invulnérable au diable qui, dans sa ruse, n’est pas un être visible mais l’ombre de ses pensées.


5.
L’avantage de l’écrivain c’est qu’il n’est pas tenu au vrai, me dis-je. Pas au même que celui du peintre en tout cas. Je peux écrire par exemple : la méduse enfourcha son vélo et se rendit au Bar de la Plage. Je peux aussi écrire : le Bar de la plage enfourcha sa méduse et se rendit au vélo. Pure combinaison de mots. Est-ce qu’elle peut peindre la même chose? L’intelligence visuelle à laquelle s’intéresse la peinture est peut-être plus exigeante que l’intelligence poétique que sollicite l’écriture… Je ne suis pas sûr de ceci et cette pensée m’absorbe un instant. Et quand je reviens enfin à moi, je vois que l’être invisible a cessé de la regarder. C’est moi qu’il fixe et interroge maintenant. Il est là, au-dessus de moi, dans le souffle que je retiens pour juger du sens des lignes que j’écris. Elle ne le voit pas. J’aimerais qu’elle lève un instant les yeux de ses toiles, lui montrer qu’elle n’est pas seule à tenter d’échapper au faux et au chaos. Mais je crains qu’elle prenne peur. Alors je me tais.

Préface du catalogue édité par la Casa de Velazquez. 2011. Madrid

Gilbert Gatoré
Né en 1981 au Rwanda, écrivain, auteur du roman: Le passé devant soi, éditions Phébus, 2008.