Gwenael Pouliquen

Ces phrases sont un bouquet que j’offre à la maîtresse de maison. Ou bien elles sont les ondes concentriques formées par un caillou que je jette dans l’eau. Ou bien elles sont un jeu de cartes que je distribue dans le respect du hasard.

Je vois le cadre et je vois ce qui s’échappe. Le monde coule.

Je suis un homme de verre, la lumière me transperce.

On peut ne plus le voir, mais il reste vrai que le repas est un rituel. La nourriture est un lien avec le monde.

Je suis un consommateur, mais il y a en moi un prédateur qui rêve.

Un verre contient de l’eau, contient du vin. Il contient aussi de la lumière.

Je remarque plus les mains que les visages. Elles aussi sont uniques, elles aussi essayent d’exprimer quelque chose. Comme une demande ?

Certains pensent que la nourriture est plus réelle que l’homme lui-même. Feuerbach disait : « L’homme est ce qu’il mange. » C’est un jeu de mots en allemand.

La nourriture est un langage. Je me souviens de discussions interminables. Bouchons, mâchons, cervelle de canut, tablier de sapeur, dorades parfaitement grillées à la plancha, bisque de homard, mozzarella in carrozza, caciotta… Ces discussions provoquent un plaisir énorme, surtout quand on a faim. Semprun dit que le dimanche à Buchenwald, certains se réunissaient pour évoquer longuement les meilleurs plats qu’ils avaient jamais mangés. Un festin de parole pour un repas absent.

La lumière est partout. Elle vient de derrière, elle vient de devant. Il faut un drap pour faire de l’ombre.

On peut ne plus le voir, mais les êtres ont une aura, les vêtements une puissance et les tatouages un pouvoir de fascination.

Je suis en attente. Comme si je m’étais sali et que je cherchais ce qui viendrait me purifier. Ou alors comme si j’étais un prédateur attendant la proie qui viendrait le combler. Mais puis-je échapper au noir ?

Je peux apparaître dans le monde, à un dîner, comme sur une scène. J’aime bien m’habiller. Me faire buste, comme un commandeur, à un festin de pierre. Mais cela ne peut vaincre l’incertitude, l’ombre d’un malaise vague qui passe sur le visage.

Les jeux de société se jouent sur une table. Etre à table est déjà un jeu. Jeux de mots, festins de paroles. On peut aussi voir les tableaux comme des cartes à jouer. Rois, reines et valets.

De quoi parle-t-on à table ? De ragots, de travail, de nourriture, de politique… Mais des rois et reines parlent certainement d’autres choses.

On mange beaucoup mieux dans la peinture hollandaise que dans la peinture italienne. On peut boire un verre chez Vermeer, ou dîner avec Balthazar chez Rembrandt.

Parfois, à un dîner, on ne parle pas, c’est vrai. C’est si triste que les gens aux autres tables ne le comprennent pas. Les yeux se creusent d’ennui. Mais ça peut être passionnant, l’ennui. Je m’enfonce en moi et j’y vois jouer tous mes soucis dans un petit théâtre intérieur. Personne ne peut le voir.

 Je vois des figures-paysages, des visages-paysages. Un trou de verdure prend un nez, un front.

Qu’est-ce qu’une coulure ? Une expansion de la matière, une acquisition de transparence.

Les fantômes peuvent-ils parler ? N’est-ce pas dans notre esprit qu’ils trouvent leur voix ? Il y a un conte qui parle d’un fantôme. Chaque soir il apparaissait à un village et chaque soir il semblait vouloir dire quelque chose, sans qu’on n’entendît rien. Tout son aspect trahissait une demande. Il fallut lui prêter une voix pour qu’il soit satisfait et disparaisse. Tout ce qu’il voulait, c’était une voix.

Les fantômes sont un peuple qui manque.

Le monde vibre. La lumière est une vibration qui m’éblouit et trouble mon regard. Au fond de moi-même, cela me terrifie et me réjouit. Et je tremble.

 Parfois, je vais boire un verre tout seul dans les cafés. Je reste seul, silencieux, je me fonds dans le décor comme un fantôme. Les gens alentour ne font pas attention à moi, ils savent que je suis là, mais ils n’ont pas peur des fantômes. Tout le monde sait que Paris est une ville pleine de fantômes. Je peux alors écouter leur conversation. Il y a parfois des phrases qui viennent, je les note dans mon carnet. Pour ces phrases, il vaut la peine d’être un fantôme.

Il y a une impossibilité de la figure, comme il y a une impossibilité du dialogue. Nous échangeons des monologues, nous détournons notre visage.

Un soir, je me suis dit, dans le métro, en regardant les reflets sur les vitres des visages : c’est un peuple de fantômes qui rentre chez lui.

Sur ces visages, une tension, toujours. On la voit aussi dans les mains.

C’est vrai qu’au restaurant, il y a toujours des moments d’attente. On attend, on a faim. On mange trop de pain, on boit son vin trop vite. Et l’on parle. La parole vient combler l’attente. Quand le plat arrive, on ne parle plus, jusqu’à la fin, pour dire : « C’est bon. »

Est-ce la mélancolie que de voir la vie comme elle est ? Une lumière crue sur un fond noir.

A la fin du repas, il y a, sur la table, des couverts sales, des verres à moitié vides, des coulures de vin sur la nappe, des miettes de pain, des serviettes défaites. C’est à la fois triste et émouvant. Proust parle de cela. On est repus et silencieux. Notre faim a été satisfaite, mais cela nous laisse vaguement inquiets, comme s’il y avait encore un manque.

Les œuvres, les vies, sont comme des bulles de savon colorées. Elles fascinent, elles errent, puis elles éclatent, faisant croire qu’elles n’étaient que du vide, du vent on ne sait par quel hasard matérialisé, laissant là où elles se posent une petite flaque poisseuse.

Un coquillage est la forme émouvante laissée par le vivant. Quand on mange des coquillages, on absorbe leur matière et on abandonne leur forme. Après, on peut peindre dessus, comme Gaston Chaissac.

2013

Gwenael Pouliquen est un critique indépendant basé à Paris. Il collabore notamment avec la White Review.