Emergence de la joie: “les Dîners” de Charlotte Guibé
On s’est laissé aller à une molle rêverie et maintenant on croirait voir, par une fêlure survenue dans le mur en face de soi, sourdre un monde bariolé – personnages et objets –, où l’on reconnaît tout sans être sûr de rien. À moins qu’il s’agisse d’un miroir au tain usé où se reflètent des êtres qui se diluent, et où le bord d’un verre ou le pli d’une nappe qui y surgissent avec netteté rappellent ces paysages de nos nuits où l’échelle des intensités n’est plus celle de la veille, parce que le rêve nous parle un langage autre.
La plupart des figures sont immobiles mais l’image ne l’est pas : les motifs en émergent, dans un lent mouvement qui les rapproche de moi – oui, je sens une émergence.
Contrairement au « merveilleux », qui pose l’existence d’un monde féérique à côté du nôtre, l’univers « fantastique » se situe dans le monde ordinaire, celui que nous connaissons, et il se manifeste par une fissure du réel d’où adviennent des créatures inconnues, très semblables à nous et pourtant autres – des « horlas ». En ce sens (en celui-là seulement), je vois, dans les tableaux de Charlotte Guibé, du fantastique lié au mode d’apparition de leurs éléments.
Ce sont donc des « dîners ». Les personnages ne sont pas ici sur décision du peintre, posant, mais parce que celui-ci les a saisis dans un moment quotidien, familier, où ils étaient assis sans manières, sans intention – moment volé. Mangent-ils ? Peut-être. Ils ont mangé, ils mangeront – mais le tableau les surprend presque toujours dans une pause, pause de la parole comme du geste, il fixe un moment de silence. Plus encore, on a l’impression qu’ils ont été surpris lors d’un repli de l’attention, chacun penché en lui-même, pensif (me faisant l’effet de l’être) et, quand il n’est pas seul, sans communication avec l’autre (ou les autres) convive(s) : aucun ne semble parler – à moins que le peintre ait choisi le moment d’un silence entre eux. Ils figurent la situation classique de l’absorbement: l’artiste s’est posté en face du personnage qui l’ignore, tout occupé à son activité ou à son désœuvrement, et il le représente à son insu.
Plusieurs posent le menton, la joue ou la tempe dans leur main, l’une a pris appui sur ses avant-bras pour tenir son dos droit. Peu nous regardent. Ceux qui le font sont calmes, sans sourire, patients. Ceux qui agissent, penchés sur une assiette et une cuillère, tenant haut un livre, des cartes à jouer, coupant une tarte, sont concentrés sur leur tâche. Je ne peux m’empêcher de songer à Chardin, celui de La bulle de savon, des Osselets ou du Château de cartes, qui montre pareillement des personnages concentrés dans une activité qui requiert toute leur attention et exclut le moindre effet théâtral. Il va de soi que tout tableau figuratif est par nature la représentation d’un moment que le peintre a choisi, qu’il a sélectionné dans le continuum d’une scène, d’un temps qui s’étire. Mais ici, comme chez le peintre du 18e siècle, Charlotte Guibé parvient à un effet rare concernant le temps : elle figure son passage concret, sa durée, dans la toile elle-même. Dans ces « dîners », tout est arrêté, ou ralenti, tout reprendra tout à l’heure, le tableau montre du temps passant lentement…
Peu de théâtralité disais-je, laquelle laisserait le spectateur au dehors et comme assistant à l’événement : ici, du fait de l’absorbement des personnages, on est aspiré vers l’intérieur du tableau. L’effet produit est ainsi celui d’un mouvement double et inverse : les personnages émergent du fond de la toile par on ne sait quelle fissure énigmatique qui creuse le réel ; le spectateur est attiré vers le tableau, à leur rencontre.
Il existe chaque fois une scène pourtant : la table, dont l’horizontalité entame la verticalité du tableau. Mais si elle figure bien un espace de présentation, elle est, contrairement au plateau de théâtre, intime. On sait l’usage qu’en ont fait les peintres de natures mortes : s’y dispose l’offrande du monde, fruits, gibier, fleurs ou gâteaux, ainsi que les objets délicats conçus par l’ingéniosité humaine, verres translucides, porcelaines et étains lumineux… Dans le petit théâtre de l’intériorité de Charlotte Guibé, la table est également une scène où l’on retrouve le goût et le luxe des objets – assiette fumante, verre qui accroche la lumière, tarte ou mets dorés –, mais voyez, ils sont ici presque toujours l’occasion d’un débordement : rarement l’objet se tient à sa place, à sa forme, à son unicité. Il se répand, se redouble, se démultiplie, rebondit, s’énigmatise… Retrouvant l’une des fonctions premières de l’objet dans la peinture, qui fut moins (ou autant) de symboliser que de donner l’occasion d’explorer la richesse et la variété de la matière, le peintre ici joue de leur substance mais aussi de leur « valeur géométrique » : une assiette est d’abord une série de cercles qui peut se dissocier, se décomposer – et filer.
Le débordement concerne aussi les couleurs (et j’aime à souligner cet « excès » alors qu’on trouve dans cet œuvre une si grande maîtrise de la composition et du trait). Charlotte Guibé utilise toujours l’acrylique, très diluée et mélangée à des pigments purs ou à d’autres tons, puis elle peint la toile posée à plat devant elle, avec de beaux pinceaux chinois souples, mais elle laisse survenir l’accident, la surprise, la coulure dans la pose de la couleur. Ainsi, allant de pair avec la maîtrise et comme l’illuminant, surviennent toutes sortes de surprises picturales. Plusieurs états de la peinture se remarquent sur ses toiles : très liquide pour peindre les « accidents » ; épaisse quand il s’agit de peindre la structure ; ou bien encore vieillie dans une assiette et chargée d’alluvions qui donnent du volume aux éléments. La possibilité de ces surprises est ce qui fait de Charlotte Guibé un peintre du « processus » et non pas du « programme » : le tableau ne se réalise pas selon une idée de composition établie à l’avance mais s’invente au fil de sa réalisation.
Cette exubérance de la couleur quasi fauve assure un « décrochement » du réel qui nous éloigne tout à fait du réalisme. À l’aigu d’une table, d’une nappe, d’un couteau, répond la coulure d’une couleur qui ne réfère à aucun objet du réel. Chaque visage est identifiable (présumé ressemblant à son modèle), les objets se reconnaissent, mais comment comprendre ces formes oblongues et verte (et violette) qui s’échappent sous le plat fumant ? le gris qui se répand à partir de la couverture du journal ? ces halos lumineux autour, à côté, devant les personnages ? Objets qui filent et couleurs qui débordent : au statisme des personnages s’opposent l’exubérance et le mouvement des divers éléments de la toile, tension qui provoque un dynamisme remarquable.
Des personnages ne sont généralement figurés que le visage et les mains, leur « corps » et leur expression étant constitués par le reste du tableau. Je sais que le peintre se méfie d’une expression trop crue, trop précise (mots ou peinture) et la voit plutôt comme une pellicule qui pourrait aussi bien s’ôter des choses et des êtres. D’où ce jeu de cache-cache entre ce qui est montré et ce qui est suggéré. Les personnages, pièces maîtresses et cependant effacées, sont présents mais représentés, c’est-à-dire réinterprétés. Les croisant on les reconnaîtrait, mais ils sont presque toujours peints d’une couleur très pâle, minimale, tandis qu’autour d’eux les couleurs éclatent et que l’alentour, formes sans référents, est beaucoup plus qu’un décor ou un écrin : ce monde est celui d’un peintre, dans sa profusion, son exubérance, ses tensions dynamiques, il révèle plutôt un regard que des objets. Car ici, tout sert le désir pictural, c’est-à-dire le désir de représenter, de fixer la chose et son aura, et l’on perçoit que le sujet premier de cette peinture est la joie d’interpréter, de saisir ce qui dans le réel émerge si le regardeur sait regarder, s’il sait regarder en peintre.
Préface du catalogue de l’exposition: “Comme une présence” Jiali Gallery. Mai 2015. Beijing
Belinda Cannone est romancière, essayiste et maître de conférences. Elle enseigne la littérature comparée à l’université de Caen Basse-Normandie depuis 1998.